Pablo Picasso, Lettre du 06 décembre 1905

in Guillaume Apollinaire, Correspondance avec les artistes 1903 – 1918

N'est-il pas à marquer

d'une pierre blanche

le jour où l'homme

qui en a vu

de toutes les couleurs

s'allonge

dans la terre brune ?

Le jour où le blanc résorbe

ta légende dorée

tes peurs bleues

et ton nom noir

le corps sous la stèle

ce jour où le blanc

de la pierre s'élève

dans l'air incolore

ce jour n'est-il pas à remarquer ?

Les mains ouvrant le volume

les pieds déjà dans la terre brune

entre l'azur et la verdure

regarde à ton tour et garde

en toi les jours de douleur

La stèle blanche en somme

ne réfléchit-elle pas

toutes les couleurs de la vie

la stèle de l'homme

qui a fait enfin son temps ?

J'ai fait un rêve cette nuit

je dormais comme un loir

et j'ai rêvé d'une nuit blanche

une sorte de nuit du quatre août personnelle

J'ai rêvé qu'on s'appelait tous

Monsieur ou Madame Blanc

Et quand je me suis réveillé

j'ai bien vu

que je rêvais

et puis j'ai rêvé que je me réveillai

sans voix

dans la nuit blanche

un chat noir dans la gorge

et je me suis tu

et j'ai pensé à toi

J'ai voulu te réveiller

toi qui dansais

une hermine blanche

enroulée

autour du cou

perdue dans tes rêves

mais tu dormais debout

Tu m'appelais dans ton sommeil

et mon nom noir roulait comme un hoir

D'une voix blanche et vivante en même temps

d'une voix pleine

de pièges et de privilèges

tu me redis qu'on ne naît pas

blanc

qu'on le devient

cheveux sagesse chagrins

qu'on le devient quand on en a vu

de toutes les couleurs

et qu'on est quand même parvenu

à faire son temps

Vois-là

c'est mon nom noir

le sang d'encre

qui bat au cœur de l'être

entre vos deux mains ouvertes

mes neveux

c'est le chant blanc

le duo du désir et du désastre

pendant que les corps dansent en cadence

Vois-là

faisons face

c'est la révolution des corps

qui vont faire un tour

sur eux-mêmes avant

de se détacher du décor des êtres

qu'ils aiment et des morts

qui leur sont chair

C'est l'heure maintenant

pour qui entend

faire son temps

mon nom dans le son

la dette

dansant dans l'être

pendu

perdue

C'est l'heure

l'heure allègre du legs

page blanche

geste lent

blanc-seing

signe aux neveux

c'est l'heur que je leur laisse

Je recouvre la dette

je l'éteins

demain

faites

de même

c'est entre vos mains

Thierry Romagné

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