Les souffles de la couleur

 

Le peintre Alain Alquier figure les souffles de la couleur, ses aspirations, ses envolées discrètes, ses écarts légers, ses variations insaisissables.

Grâce à ce peintre efficace, les souffles de la couleur sont des accords subtils, des rythmes veloutés, des cadences délicates, des va- et-vient, des mesures contrôlées et libres, des harmonies raffinées, des soupirs.

Lorsqu’ Alain Alquier écoute la musique du temps, les instants, les climats nouveaux, il précise : " Il ne reste presque rien et pourtant tout est là, la respiration, le mouvement fugitif de l’air, le temps qui passe et qui change". Il précise : "Le peu est suffisant". Car le peu fournit, le peu réjouit. Le peintre n’aime pas le trop, ni l’excès, ni l’exubérance, ni la démesure, ni le bruit, ni l’éclat, ni le tragique, ni l’angoisse.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch publie en 1957 ce livre, Le Je- ne- sais- quoi et Le Presque- rien. Or, la couleur que réalise Alain Alquier suppose la puissance d’un Je ne-sais-quoi et l’énergie incertaine du Presque-rien.

Ce peintre ne décrit rien. Il ne démontre rien. Il ne raconte pas. Il n’explique pas.

Ce peintre sait, d’abord, respirer. Tu penses alors à un texte court que Paul Valéry a écrit en 1944, au moment de la Libération : "La liberté est une sensation. Cela se respire (…) Par une ample, fraîche, profonde prise de souffle à la source universelle où nous puisons de quoi vivre un instant de plus, tout l’être délivré est envahi d’une renaissance délicieuse de ses volontés authentiques (…)"(1). S’unissent alors notre respiration, la respiration de l’univers, la sensation d’être libre. Alain Alquier respire pour créer, il crée pour respirer. Dans la liberté, la création et la respiration montent et descendent comme une vague. Tout se passe comme si, à chaque souffle, la couleur se renouvelait, se métamorphosait, comme si elle renaissait.

Chez ce peintre, la couleur est impalpable, immatérielle. Elle n’est jamais inerte, ni passive. Elle est une énergie, une puissance. Elle est un apaisement intense, une consolation extrême. Elle ose et se lance. Elle s’aventure.

La couleur d’Alain Alquier suppose des attentes, des arrêts, des repos, des stases, des retraits, des élans modestes, des renoncements acceptés, du dépouillement, des sacrifices désirés, des tensions, des suspensions.

La peinture d’Alain Alquier est sobre, silencieuse, réservée. Un tableau te touche, t’émeut, puis il te conduit à une réflexion longue, à une lente méditation. "J’aimerais (dit Alain Alquier) que ma peinture puisse transporter le spectateur dans un même état d’extase, de sublime, de tension comme le fait, pour moi, cette musique qui me délivre du tragique". Une œuvre t’amènerait à un moment d’équilibre, d’harmonie, de sérénité. Tu découvrirais la sensibilité de l’illimité, du lumineux, de l’indéterminé, du diaphane.

Les toiles actuelles d’Alain Alquier privilégient les lignes colorées, animées. Tu sens les vibrations des verticales ondoyantes. Les bandes teintées se juxtaposent, s’assemblent, se conjuguent. Les verticales souples s’élèvent, se bâtissent, s’ordonnent ; elles s’orientent vers la hauteur.

L’écrivain Anto. A. connaît depuis longtemps la démarche picturale d’Alain Alquier, son style. Il s’agit (dit Anto. A.) de " la couleur, fluide et diluée, qui se structure en larges bandes verticales selon une gestualité ample et déliée qui engage tout le corps (…) Anto. A. décrit les formes diversifiées et changeantes de l’artiste : "Opaques ou translucides, les plages colorées s’adossent ou se chevauchent, se mêlent, s’enlacent et fusionnent (…) Les dessous affleurent ou se glissent entre les transparences (…)" Les zones claires et sombres s’effleurent ; elles frôlent ; elles se caressent ; elles s’opposent ; elles se heurtent. S’inscrivent les interstices, les jours, les rais.

Les verticales sont des scansions, des ponctuations, des accents, des intensités, des modulations. Les verticales marquent la mesure. Elles cadencent. Elles se déplacent. Elles voyagent. Elles se voilent et se révèlent. Elles se dérobent et se retrouvent. Elles s’éclipsent.

Paul Klee a écrit : "Ingres aurait, dit–on, introduit l’ordre dans le repos. Moi, je voudrais, au delà du pathos, introduire l’ordre dans le mouvement". Et Alain Alquier tente peut-être d’imaginer les agencements instables, les plans chatoyants, les symétries oscillantes. Il veut créer (toujours hors du pathos) le calme flottant, l’équilibre mouvant. Il marie le même et l’autre.

Ce peintre expose aujourd’hui ses toiles actuelles " en gris majeur ". Le gris étale avec discrétion ses différences, ses contradictions, pourtant aussi sa splendeur mate, sa gloire réservée, un rayonnement sourd. Il évite tout faste, tout apparat, toute ostentation. Les plis gris se rapprochent, se serrent ; ils s’attirent. Dans un aphorisme du poète Malcolm de Chazal (Sens-Plastique, 1948), il note : "Tout ajout bleu sur un tissu gris intensifie la teinte. (…) La turquoise sème en plein midi des reflets d’opale". Johannes Itten (Art de la couleur, 1974), peintre et théoricien, propose une pédagogie de l’œil qui doit travailler et préciser les nuances variées ; "Le nombre d’étapes de tons gris que l’on peut distinguer dépend de l’acuité visuelle et du seuil de sensibilité de chaque individu. Ce seuil peut devenir plus affiné par l’exercice". Or Alain Alquier invente une vie grise : une vie mystérieuse et secrète, une multiplicité voilée, latente et puissante, une énergie obtenue par de faibles modulations…Alors, tu lis peut-être un poème de Verlaine qui revalorise le gris : "Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise: / Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint." Alain Alquier peint souvent l’ajustement du Précis et de l’Indécis qui s’allient.

Les tableaux d’Alain Alquier sont des poèmes polychromes, des cantilènes du visible, des éloges du regard. Ou bien, chaque œuvre serait un coup de dés : une chance.

Une cinquantaine d’années auparavant, Olivier Debré considère sa propre peinture comme une " abstraction subjective fervente ". Et Alain Alquier se situe du côté de la ferveur, du côté de la sensation désirée, du côté des émotions, du côté des états sensibles.

Dans une note d’atelier, il écrit : "Peindre c’est préserver l’essentiel, toucher l’âme par la lumière en structurant l’impalpable, chercher l’absolu à la lisière des formes, être libre sans compromission, peindre la fragilité de l’entrevoyure.".

Une œuvre d’Alain Alquier suggère l’infini localisé, l’immensité cadastrée, l’illimité circonscrit, l’inconditionné inscrit.

Alain Alquier cherche les chemins exacts et subtils de la couleur. Il nomme la couleur sans la définir et elle illumine, elle rend joyeux. Le peintre choisit une spontanéité élaborée.

Selon le poète Thierry Romagné, Alain Alquier serait un guetteur d’aube comme il existait, au Moyen Age, un guetteur qui, au sommet d’une tour du château, annonçait les heures de la nuit, puis le lever du jour ; il était un confident des amants et il les avertissait de la présence de la lumière. Le peintre est le veilleur des lumières changeantes. Il écoute les murmures de la clarté.

Loin de toute théorie, loin de l’anecdotique, Alain Alquier veut reconnaître l’immédiat, l’ici, le maintenant, le présent. Tu relis un vers de Stéphane Mallarmé : "Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.".

 

Gilbert Lascault

janvier 2010

 

 

Gilbert Lascault est écrivain, critique d’art, professeur émérite de Philosophie de l’art (Université Panthéon-Sorbonne). Il a publié une trentaine d’ouvrages, parmi lesquels Le monstre dans l’art occidental.

Peinture, danse et littérature l’ont conduit naturellement vers Max Ernst, Robert Malaval, Christian Boltanski, Daniel Larrieu et Italo Calvino.

 

  1. Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960.T II, p.1157.

 

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