Nuées

Pour Alain Alquier

 

Ses toiles, s’il faut s’y fier, sont les ciels de son spleen. Rien d’opaque, pourtant, ni qui pèse : toujours la lumière est là, derrière, comme une gaze qui nous en voile la splendeur : voile de l’art, de l’âme, quoi d’autre ? Vers prime le tulle est clair, ténu, léger, aérien, presque traversant, qu’un rien puisse déchirer, qu’enfin la vérité l’inonde : l’aube d’un beau jour, en somme ! Et puis, l’évidence, invariable, qu’on a trop tôt cru au salut.

1er jour

Sonne l’angélus, le ciel paisible encore, griffé d’un rai bleu, mais étroit, si fragile qu’il semble prêt de s’évanouir. On lui sent pourtant une sorte d’impatience, un désir de marges et d’aise. Parfois s’exprime l’écho, quelque autre encore, promesse double qu’on sait déjà ne pas pouvoir tenir. Car soudain il n’apparaît plus si vrai, comme déchiré : est-ce même encore du bleu ? Moribond, virant vaguement au vert, ardoise mouillée gangrenée d’indigo. Fugace espoir d’arc-en-ciel aussi, à l’horizon que son obstination irise. Merveille, il advient qu’un temps il prenne la main, se rebiffe, s’affranchisse en roi, se tende en Prusse. Or violence vaine face à Celui qui vient, qui sitôt rétorque, s’arc-boute, s’enfonce au quasi néant. Pathétique résistance, d’avance broyée, quelle issue que l’esquive, ô toi qui t’éparpilles ? Bientôt il n’en sera plus qu’allusion, diffus comme un souvenir pieux. Tout juste s’il s’aperçoit encore dans un coin, seul, tache pâle perdue dans l’immense cloaque, incongru voire, quand l’atroce menace se joue, perfide, de son imploration. Le rideau, avec le soir lugubre, retombe. Chaste lumière détruite, on l’a perdu, accroc trop tôt cicatrisé.

2ème jour

Rien de décisif pour l’instant, mais nul doute que le tonnerre gronde avant vêpres. Une large traînée d’opale transperce la nue, soulignée d’éclairs sombres. Sinistre présage, une plaie brique, imperceptible encore presque, flamboie quelque part, veinant le gris, de çà de là, d’étranges reflets saumon. Serait-ce déjà la fin ? Ici, nulle rivalité des teintes : l’une soutient l’autre, mimiques simiesques qui sans cesse se suscitent et sustentent. Quelque terre de Sienne vient bénir leur blasphème. Et la lueur blafarde qui transparaît parfois, timide, têtue, n’est guère de bon augure non plus, comme un vent de sable que situe le chaos, quand terre et ciel ne faisaient qu’un. À none l’espace félon a viré ocre, puis glauque, puis tous deux à la fois. À défaut du soleil dans sa percée dernière, cette fatale moiteur nous vient du désert, soufflant sur nos cœurs exsangues son parfum de souffre. La toile se gonfle et tord comme une outre de bouc sous l’effort du tumulte. Quand enfin elle explose, bistre et cendres toute, c’est presque un soulagement.

 

3ème jour

Moitié d’ogive tourmentée, se discerne l’ombre d’un pilier. Mais déjà la clé pèse telle un couvercle : plutôt crypte que nef ! Ce n’est d’abord qu’un point obscur, une fade inquiétude qu’à peine on suspecte mais qui, cancer suave, bientôt ronge un angle, suce la trame. Quelque chose se prépare, qui gagne petit à petit, un frémissement de nacre qu’on voudrait d’aurore, mais qui n’est peut être que l’oracle du dernier soir : squameux comme un gaz soudain granifié, noueux comme l’olivier qu’on brûle à Pâques, hélas, voici le verbe ancien, vermoulu, fossile déjà, qui pleure par capillarité les flots saigneux de sa mélancolie.

Vois comment, interminablement, la trace en deuil s’épanche, s’enracine, condamne le gris des cieux. Celui qui, plus clair, semblait te la masquer, le voici désormais, par amère transmutation, l’unique cristal de toute clarté. Il n’y aura pas long temps que lui-même ne s’abolisse, happé par l’outrenoir. C’est l’heure crépusculaire où, lascive, l’ombre creuse son ventre et danse, puits sans fond d’où sourdent comme un glas, lointains et décharnés, les appels dérisoires de mineurs engloutis. Damnés ! À peine si on distingue encore la silhouette altière d’une voûte brisée. Le caveau s’est clos, on en scelle la dalle, ultimes lambeaux de sa désespérance.

 

 

Frédéric Jonnet, 27 janvier 2010

 

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